EXPOSITIONS ARCHIVES

QUE TOUT LE MONDE VIVE COMME SI PERSONNE
« NE SAVAIT » : SOME SCRIPT WORKS
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Une exposition de Vittorio Santoro

Du 10 juin au 29 juillet 2011
Vernissage le 10 juin de 16h à 23h.

Ce que l'on tient pour l'énigme du langage – liée à ses caractéristiques plurivoques, allusives, vagues, et dont la mécompréhension ou la mésinterprétation sont les exemples types – n'est pas due à quelque hermétisme qui lui serait inhérent mais à sa très grande complexité, à son foisonnement d'informations, à son trop-plein de sens possibles. Paradoxalement, sa puissante polysémie produit très souvent l'effet inverse en appauvrissant, en réduisant, en déformant ce que l'on dit à l'autre ou ce que l'on comprend de l'autre. Du moins le pense-t-on généralement ainsi, le sens n'étant jamais (assez) transparent pour celui ou celle cherchant à se faire entendre et reconnaître par son interlocuteur ou son lecteur. Mais comme le savent bien les linguistes, les signes du langage ont concrètement besoin d'une relative opacité pour que l'on parvienne à discourir et à agir au cœur du sens des choses et des êtres. Il faut très souvent passer par l'imprécision et la vagueur du langage sur les choses, faire des détours et des retours pour commencer à entrevoir ce que tout cela veut dire. C'est parce que rien n'est jamais donné une fois pour toutes de manière claire, distincte, précise et explicite que nous prenons tout simplement goût à la vie, et aimons inventer des discours, des phrases, des situations énonciatives pour dire notre attachement au langage, et, surtout, pour exprimer notre désir du langage des autres.

Les artistes travaillant avec le langage jouent de son ambivalence entre matériau plastique (sonore, typographique, visuel) et véhicule de signification, s'attachant essentiellement à son opacité signifiante, à ce qu'il dit sans dire ou montre sans exposer, ce qui est bien différent de l'indicible — à supposer d'ailleurs que cela existe, puisque pour en rendre compte il faut encore et toujours signifier. Recourant souvent à des énoncés écrits ou verbaux plus qu'étranges, leurs contextes et références n'étant pas livrés, Vittorio Santoro place aussitôt le récepteur au centre de la question fondamentale du langage : qu'est-ce que cela signifie et dans quels buts ? Que veut dire en effet un énoncé tel que « Le silence détruit les conséquences », ou « Que tout le monde vive comme si personne "ne savait" », ou encore les phrases de la performance de Visionaries & Voyeurs II, Un acte pour une voix et un projecteur, deux fois ? Tout cela est digne de la Pythie du temple d'Apollon à Delphes, ce dieu des arts qui parlait à travers elle et que l'on surnommait Loxias, « L'Oblique », parce que ses propos étaient toujours ambigus.

Lorsque choisis par Vittorio Santoro – et souvent empruntés à des écrivains ou à des références anonymes et plus insaisissables –, les énoncés qu'il intitule génériquement les « time-based text works » consistent à être écrits quotidiennement sur une période ne dépassant pas six mois, la répétition de la rédaction mettant en relief cet acte si simple que l'on n'y prête plus attention, qui est que tous les jours nous parlons, nous disons, nous énonçons. Ces diverses manières psychophysiques de discourir nous inscrivent, au sens littéral d'une signature personnelle, de fait dans le monde. En retour, une attitude réfléchie à l'égard des textes de Santoro le prouve, le monde, le social, les autres se disent à travers nous. Cela semble une banalité, du moins tant que le langage est instrument de transparence au point qu'on ne l'appréhende plus comme tel ; il suffit que le propos nous résiste, soit abscons, pour que ma curiosité soit de nouveau sollicitée. Si ce genre de travaux est proche de la performance, il faut le prendre à la rigueur en ce qu'ils disent ce qu'ils font et accomplissent ce qu'ils disent, ce qui n'est rien d'autre que la définition bien connue en linguistique du « performatif », des énoncés qui « font des choses avec des mots » (to do things with words)

Dans l'œuvre intitulée 12 Months Project Planner Piece (Silence Destroys Consequences), chaque fois que l'artiste prononçait, de manière plus ou moins aléatoire en quelque lieu lui aussi indéterminé, la phrase « Le silence détruit les conséquences », il prenait une photographie de l'endroit où il se trouvait, comme si les choses et leur image étaient les témoins avérés de son acte de langage, mais aussi de son acte visuel : je vous vois, et je dis, prononce réellement, que je vous voie. Ce qui des choses les plus simples, ce qui est ici le cas, aux choses les plus complexes est une profonde question philosophique, toujours irrésolue : peut-on percevoir sans langage ? Cela se complique aussitôt dès que l'on met en relation la phrase et les photographies, dont le sens, apparemment fixe, change finalement selon que l'on est devant la tombe de Samuel Beckett ou face à un carton abandonné dans la rue.

Si, comme le souligne Adorno, l'art est l'espace par excellence où trouvent à s'exprimer les choses muettes, la vie mutilée, ceux et celles que l'on fait taire, nul doute que le silence fait partie de cette expression. Négatif ou positif, le silence est de fait revendiqué par Santoro comme parfaitement imbriqué dans l'œuvre, notamment dans l'installation audiophonique Man Leaving Harbour on a Ship (in a Room), où il se donne réellement à entendre. Ce qui pourrait sans doute s'étendre à tous les travaux de Santoro, puisque le langage écrit ou verbal présuppose un manque, un arrêt, un temps à vide, sans rien, pour continuer à vivre. Une interprétation inversée de la formule de 12 Months permettrait de comprendre que refuser d'entendre le silence contenu dans tout langage est l'une des pires violences à son encontre. Très malheureusement, cela se vérifie tous les jours.

L'un des points essentiels de la démarche de Vittorio Santoro est que les textes écrits, énoncés, enregistrés, voire manipulés et fabriqués par d'autres personnes qui collaborent à tel projet, sont une action. Non pas seulement une performance artistique, mais avant tout une praxis, un agir, un faire, autrement dit une proposition de sens qui accomplit des actions et/ou fait accomplir des actions à autrui — ce qui est éminemment le cas avec Letters to People (Silence Destroys Consequences) ou Que tout le monde vive comme si personne "ne savait". L'adresse à autrui, ou encore ce que l'on peut appeler un « principe dialogique » n'est pas si courant dans l'art, ni même, contrairement à ce que l'on pourrait immédiatement penser, dans le langage, conçu et effectué de manière monologique. En même temps que les multiples technologies nous submergent massivement de formes et de significations verbi-voco-visuelles, on constate que la relation à autrui n'en est pas spécialement renforcée. Une fois passé le moment de perplexité, on comprend que les œuvres de Vittorio Santoro traitent au final de la seule forme de parole et de discours qui soit viable, celle de l'intersubjectivité.

Texte sur l'exposition par Jacinto Lageira.

Lire le texte de Theodora Domenech sur l'exposition.
Ecouter l'entretien réalisé avec Vittorio Santoro.


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